Mesure de la parallaxe solaire par l'observation de l'astéroïde (433) Eros.

Au début du mois de janvier 2019, on a vu publier sur les réseaux sociaux l'annonce du passage de l'astéroïde (433) Eros (que j'appellerai par son petit nom, Eros, par la suite) à son périhélie au moment de son opposition. Ce qui fait que sa distance à la Terre est minimale. Puis Florian a publié l'annonce sur le forum du GAPRA en signalant le site de l'Institut de Mécanique Céleste et de Calcul des Ephémérides (IMCCE). Je me suis dit que ça valait le coup de tenter l'observation de l'astéroïde et d'en déduire la parallaxe solaire.

Oui mais je ne suis pas un spécialiste de mécanique céleste...Et d'ailleurs, c'est quoi la parallaxe du Soleil ?

La parallaxe solaire

Entrons dans le vif du sujet. Et comme je n'invente rien, (j'ai essayé pour la roue mais ça existait déjà...), je vais largement puiser dans l'article de l'IMCCE consacré à la parallaxe solaire. A commencer par ce schéma, qui explique très bien.

Parallaxe solaire

 

La parallaxe solaire est la parallaxe horizontale du Soleil. C’est un petit angle d’un grand triangle rectangle céleste ayant le rayon de la Terre comme côté opposé et la distance entre les centres de la Terre et du Soleil comme hypoténuse. La connaissance de cet angle fixe donc la distance au Soleil – pourvu que l’on connaisse le rayon terrestre. Cette distance est baptisée unité astronomique et représentée par le seul symbole au.

Toutefois, pour être complètement rigoureux, la parallaxe solaire n’est que la forme abrégée de la parallaxe horizontale équatoriale du Soleil. Compte-tenu de la forme aplatie aux pôles de la Terre, c’est le rayon équatorial qui intervient dans la définition de la parallaxe solaire (figure 2).

De plus, la distance de la Terre au Soleil varie constamment, de sorte que c’est sa valeur moyenne qui est prise en considération. Il en va bien évidemment de même pour tout autre corps céleste, planètes ou étoiles. (IMCCE)

La parallaxe solaire a fait l'objet d'une quête depuis que Johannes Kepler a énoncé ses trois lois grâce auxquelles les astronomes ont pu comprendre le mouvement réel des planètes et calculer précisément les proportions entre leurs orbites. Les proportions seulement... Car n'ayant pas de mesure de la distance de la Terre (ou d'une quelconque planète) au Soleil, il était impossible d'avoir la mesure de ces orbites. Il suffisait d'en mesurer une pour connaître toutes les autres.

Les astronomes ont donc cherché à mesurer la distance de la Terre au Soleil. La parallaxe est un moyen, mais l'angle formé par le rayon terrestre vu du Soleil est très faible et aucun instrument n'était assez précis pour le mesurer. Comme on connaissait la proportion entre les orbites des planètes, il était possible de déduire la parallaxe solaire de la mesure de la parallaxe d'un corps céleste s'approchant davantage de la Terre. C'est encore grâce à Kepler qui a passé des années à travailler sur le mouvement de Mars, d'après les observations de Tycho Brahé (lire "Les bâtisseurs du ciel" de Jean-Pierre Luminet).

Comment est-ce possible ? Et bien, comme ça :

Parallaxe de Mars

 
 
 A l'opposition, Mars est bien plus proche de la Terre que du Soleil. L'angle représenté par le rayon terrestre vu de Mars est donc bien plus grand. Et comme on connaît la proportion entre l'orbite de Mars et celle de la Terre, cela permet de calculer l'orbite de la Terre et donc sa distance au Soleil. Génie !
Vous allez me dire : "mais que vient faire Eros là-dedans ?". Et bien, notre bellâtre a un avantage sur Mars, il s'approche bien plus de la Terre. Ce qui donne accès à la mesure de la parallaxe avec nos petits télescopes d'amateurs.
 

(433) Eros

L'astéroïde a été découvert le 13 août 1898 indépendamment par l'Allemand Carl Gustav Witt et le Français Auguste Charlois (à l'observatoire de Nice). Mesurant 33x13x13km, cet astéroïde a une orbite très excentrique qui l'éloigne du Soleil à 266 millions de km et l'en rapproche à 169 millions de km. Ce qui le fait approcher la Terre à environ 22 millions de km. Cette grande proximité a excité les astronomes qui ont trouvé un moyen pratique d'évaluer la parallaxe solaire puisque l'angle formé par le rayon terrestre vu depuis Eros est encore plus grand que vu depuis Mars.De plus, vu de la Terre, Eros a un aspect ponctuel au télescope, ce qui facilite la mesure astrométrique, contrairement à Mars.
Pour qu'Eros soit aussi près de la Terre, il faut qu'en plus de la position de l'astéroïde à son périhélie, la Terre soit à la même longitude qu'Eros. Cela ne se produit que tous les 40 ans environ (1931, 1975, 2012 et 2056), avec des occasions un peu moins favorables tous les 7 ans. 
Ainsi les mesures de la parallaxe solaire se sont améliorées au fil des passages périhéliques d'Eros : 8.806 ± 0.004" en 1910 par Arthur Hinks.
Une opposition encore plus favorable s'est produite en 1931. Des milliers de photos ont été prises et il a fallu 10 ans pour les exploiter, ce qui amena Spencer Jones à donner le résultat de : 8.790 ± 0.001", ce qui représentait pour l’unité astronomique une valeur de 149 674 000 ± 17 000 km. C'est presque la valeur adoptée aujourd'hui : 8,794 142 8". Ce 15 janvier 2019, Eros se présentait à une opposition périhélique suffisamment intéressante pour que les astronomes de l'IMCCE appellent les amateurs à l'observer. C'est une occasion de faire de la belle pédagogie.
 

La mesure

L'IMCCE a publié un protocole d'observation et la méthode de calcul pour que les astronomes amateurs puissent évaluer eux-mêmes la parallaxe solaire, même avec un petit instrument de 20cm de diamètre. Ca tombe bien, j'ai un télescope de 20cm ! L'opposition périhélique d'Eros s'est produite le 15 janvier, mais n'étant pas disponible ce soir là, j'ai fait mes images le 14 au soir. Le protocole indique qu'il faut prendre des images d'Eros aussi loin que possible du méridien, donc dès la tombée de la nuit, puis au plus près du méridien. Bon, les problèmes techniques interviennent toujours quand on n'en a pas besoin. Ca a retardé un peu mes images de la tombée de la nuit qui, pour le coup, a eu du temps pour bien tomber...
Que faire de ces images ? Pour le calcul de la parallaxe solaire, il faut :
- l'heure de prise de vue précise à 1/10s.
- les coordonnées géographiques de l'instrument
- la position astrométrique d'Eros sur les images
- une cuillerée à soupe d'huile de coude
Pour toutes mes images, j'utilise le logiciel Prism, le couteau suisse de l'astronome amateur. Je l'ai utilisé pour le pointage du champ, l'acquisition des images, le prétraitement des images, la mesure astrométrique, etc...
J'avais préparé une observation en mode automatique pour l'observation d'Eros au méridien à 21h30. Dix minutes avant, je lance le processus et... ça plante... J'ai vite laissé tombé le mode automatique pour reprendre la main sur le système. J'ai refait la mise au point, et lancé l'acquisition des images trois minutes avant le passage au méridien. Tout s'est bien déroulé. Ouf !
Pour que la réduction astrométrique des images soit optimale, il fallait prendre soin de ne pas saturer Eros sur le capteur. J'ai donc choisi de faire des poses de 30s. L'IMCCE préconisait également l'utilisation d'un filtre rouge. Toutes mes images sont prises avec ce filtre.
 

Eros

Eros dans le champ d'étoiles au télescope Vixen R200SS (f/4.5) le 14 janvier 2019.

 

Le calcul

Pour calculer la parallaxe Erotique... Heu... la parallaxe d'Eros... c'est là qu'il faut un peu d'huile de coude. L'IMCCE indique les calculs à effectuer pour obtenir la parallaxe d'Eros. Alors, avec votre sagacité inépuisable, vous aurez remarqué que cette méthode est floue et vous avez sans doute flairé le loup... Je vous entends dire "Oui mais comment tu mesures la parallaxe en faisant des images d'un seul endroit ? Il faut des mesures en deux endroits au moins !!". Et vous avez entièrement raison ! C'est là qu'est l'astuce. La ligne qui lie la position du télescope à Eros, c'est un côté de l'angle droit du triangle rectangle : première position. La ligne qui lie le centre de la Terre à Eros, c'est l'hypoténuse et elle est donnée par les paramètres géocentriques de l'orbite d'Eros qui permettent à tous les logiciels qui se respectent de donner la position des corps du système solaire : seconde position. C'est la méthode de calcul proposée par l'IMCCE. Et comme je suis très fainéant, l'IMCCE a mis en ligne un calculateur de la parallaxe solaire. Il suffit d'indiquer sa situation géographique, la date et l'heure de prise de vue, et la position astrométrique d'Eros. On peut obtenir cette position à l'aide de nombreux logiciels. Prism par exemple peut le faire avec son propre calculateur, il peut le faire aussi avec le site en ligne Astrometry.NET. On peut également obtenir la position à l'aide d'Aladin, un atlas du ciel interactif.
 
Ayant obtenu la mesure astrométrique d'Eros sur la première de ma série d'images, je me suis empressé d'entrer mes valeurs dans le moteur de calcul de l'IMCCE. Et j'obtiens à ma grande surprise la valeur de 8.621", à seulement 2% de la valeur admise de 8.794" ! J'avoue être étonné de ce résultat aussi enthousiasmant ! Je me suis tout aussi empressé de le partager sur le forum du GAPRA.
Par la suite, j'ai mesuré d'autres images et je trouve des valeurs nettement moins bonnes... La première image a probablement donné un résultat aussi bon par le hasard des incertitudes mutiples. Quelles peuvent-elles être ? Je ne suis pas mathématicien, je ne sais que subodorer les sources d'incertitude... Elles sont liées à la qualité de l'atmosphère au moment de la prise de vue, la taille des pixels de la caméra, la qualité de l'instrument et son ouverture, la précision de l'heure de prise de vue, la précision de la position géographique, le déplacement d'Eros pendant la pose, etc... Dans la page de calculs de l'IMCCE, l'altitude du lieu d'observation n'est pas prise en compte.
 
J'ai ensuite fait une mesure photométrique sur toutes les images. Prism donne la courbe de lumière. Celle d'Eros peut varier faiblement ou fortement, selon l'orientation de la cacahouète et de son axe de rotation vus de la Terre. Ici c'est seulement une partie de la courbe de lumière. Il faudrait poser sans discontinuer pendant 5h 16mn pour l'avoir entière.
 
Courbe de lumière d'Eros
Courbe de lumière d'Eros, variation sur 45mn.
 
En prime, une petite animation faite avec 30 images espacées de 55s.
 
 
Bref, vous l'avez compris, le jeu n'était pas d'obtenir une valeur à une milliseconde d'arc près, mais de faire une observation avec un matériel modeste et d'arriver à une valeur pas trop éloignée de la réalité. Et c'était amusant ! :-)
 
Dans ce texte, j'emploie beaucoup le "je". Mais il y a toujours, toujours, toujours à côté de moi Corinne, ma moitié d'étoile... Sans elle, cette observation n'aurait sans doute pas eu lieu, comme beaucoup d'autres.
 
Jean-Marc Mari. Janvier 2019